«
On laisse pas Bébé dans un coin » Ca faisait bien la centième fois que Patrick Swayze prononçait ces quelques mots, mais apparemment ça faisait toujours autant son effet; il avait pas fini sa tirade que soupirs et couinements se faisaient déjà entendre sur le canapé, de part et d’autre de Jay qui grignotait ses popcorns en essayant encore de comprendre ce qu’on pouvait bien lui trouver à ce con. Il se fringuait qu’avec des trucs moulants, mais apparemment pas assez pour faire apparaître une virilité flagrante, ce qui laissait supposer qu’il était peut être autant à voile qu’à vapeur et Jay le trouvait bien trop souple pour que ce soit pas bizarre. Ce mec lui inspirait pas confiance et l’effet qu’il provoquait chez sa mère et sa petite soeur ne l’aidait pas à mieux l’apprécier. Il lui pourrissait la vie, ce type, à faire miroiter à sa soeur, encore en pleine naïveté d’adolescente en fleur, que tous les mecs à l’allure de macho étaient en réalité des types délicats et plein d’amour.
Mon cul, moqua Jay en enfournant une nouvelle poignée de popcorn croustillants sous ses dents, arrachant des regards en coin aux deux jeunes femmes, visiblement agacées de l’entendre mâcher et renifler pour pas rire ouvertement de la stupidité des dialogues et la légèreté dégueulasse des montages. Il adorait les vieux films en général, mais il préférait largement les western spaghettis à ces trucs à la con déversant amour et compassion; parce qu’à la fin tout le monde se ferait un câlin et tout irait mieux dans le meilleur des mondes et même le père de Bébé ne ferait plus la gueule en voyant sa fille danser sensuellement en se collant à un type qui lui tripotait les miches dans la scène précédente. Quelle bande de cons, franchement.
En même temps depuis le temps, il aurait du se douter que la soirée cinéma proposée par les filles auraient rien de bien affriolant; ça expliquait sans doute pourquoi son père s’était enfermé dans le bureau pour lire des polars, un petit air de jazz de la Nouvelle-Orléans en fond et que son cadet s’était enfermé dans sa chambre pour faire seul dieu savait quoi, que Jay avait pas forcément envie de savoir. Depuis que Murphy avait atteint l’âge merveilleux - ah l’ironie - des quinze ans, Jayden avait pris la décision, pas forcément difficile, de ne plus se mêler des affaires du gamins; parce qu’il faisait que de la merde et qu’il estimait qu’il avait bien autre chose de plus intéressant à faire que de réparer les conneries de son abruti de frangin. Si Murphy se coupait un doigt, il le laissait pisser le sang histoire que ça lui serve de leçon et qu’il comprenne qu’une scie ce n’était pas franchement le meilleur truc pour étaler du beurre sur une tartine, enfin ou autre chose mais comme Murphy avait tendance à vouloir tester mille et une chose complètement foireuse..
Il portait pas plus d’attention à Ebba, certes elle était plus docile et agréable, mais elle était dans cette fameuse période de changements où tout son corps se muait en celui d’une jeune fille, ce qui n’était pas pour lui plaire, et il s’éloignait un peu. Mal à l’aise face à la maturité qui frappait sa petite Ebba, plate comme une planche à pain jusqu’à ses douze ans, terrifié à l’idée d’avoir un geste déplacé envers elle. C’était complètement idiot comme réaction, mais Jay n’était pas forcément le plus intellectuel de la bande. Du moins pour ces choses-là. De toute façon, quand on voyait la gueule de la famille, on pouvait être sûr de pas avoir en face de soit des prix Nobels ou des futurs ingénieurs. Patrick Butterfield se crevait le cul pour des abrutis à la mairie, simple petit employé qui se contentait de vérifier que les photos étaient bien conformes pour les passeports que les gens commandaient. Milena Butterfield, Ferguson de son nom de jeune fille, c’était elle l’espoir de tous; un diplôme en biochimie, une culture générale aussi imposante qu’une collection d’encyclopédie, mais elle refusait de reprendre son métier de chercheuse pour s’occuper de ses enfants, tout comme elle refusait que Jay l’inscrive à un jeu de téléréalités pour se faire du blé facilement.
C’était un peu ça les Butterfield; rien faire de particulier pour passer inaperçu et pas provoquer les emmerdes, ni la chance qui allait souvent de pair avec les ennuis. Une vie en apparence paisible, mais en apparence seulement. Parce qu’en dehors de Dirty Dancing, du Jazz et de la cheminée dans le salon, y avait une putain de fumée dégueulasse, âcre et nauséabonde qui flottait et Jay était trop con pour s’en apercevoir assez tôt.
***
«
J’vais le tuer.. » C’était pas forcément la meilleure formulation de la journée, surtout quand il portait encore le costume noir qu’on l’avait obligé à enfiler pour regarder son père disparaître en terre, une pierre tombale en marbre pour seul souvenir de son passage dans la boue irlandaise. Il sentait le tissu de la chemise lui brûler l’épiderme, mais il ne l’aurait enlevé pour rien au monde; c’était son fardeau, sa punition pour n’avoir pas été foutu d’aider assez son paternel pour qu’il ne se crève pas le cul à bosser pour des cons, dans l’unique espoir futile de rattraper les conneries d’un fils complètement attardé. C’en était à un point où Jay commençait à oublier s’il avait, un jour, aimé Murphy. Ca lui arrivait souvent, dernièrement, de se demander si son cadet avait eu un intérêt pour lui, autre que celui de lui mettre des baffes et des coups de pieds au cul, et la question lui tournait en boucle depuis le premier jour où leur père avait été hospitalisé pour fatigue chronique, jusqu’à cet instant fatidique où on avait recouvert le cercueil de terre marron. «
J’vais le tuer, promis.. J’vais le tuer.. » Il se le répétait doucement, sans savoir si c’était pour déclencher au fond de lui un amour soudain et un élan de compassion, accompagnée d’une soudaine compréhension, ou pour se donner la foi de courir dans toute la maison afin d’envoyer sa basket dans la gueule de cet abruti fini. Ebba le regardait, encore devant la porte de la chambre de Murphy, ses yeux brillants d’une lueur qu’il ne reconnaissait pas, trop énervé pour y prêter attention de toute manière. Il valait mieux qu’elle la ferme, qu’elle ne la ramène pas parce que sinon il allait baisser les bras et ignorer totalement le fait que non seulement Murphy avait un paquet de pognons qu’il ne pouvait pas avoir sorti de son compte - parce qu’on lui avait pas filé de carte de retrait - ni des parents, parce que si les Butterfield avait pu se faire une somme pareil en cash il l’aurait su, mais surtout parce qu’à côté du rouleau il y avait un petit sachet de poudre blanche et que Jay était pas assez idiot pour le confondre avec de la farine. «
Qu’est-ce tu fous dans ma chambre ?! Sors de l… Comme il aurait pu le prévoir, la réaction de Murphy devant la main de Jay secouant le paquet de poudre changea son assurance soudaine en une couardise qui dégoulinait de tous les pores de sa peau. Il avait merdé, et bien, et il s’en rendait compte maintenant apparemment.
Non attend Jay.. j’peux expliquer ça.. Arrête.. On a déjà perdu papa, c’pas le moment de se foutre sur la gueule.. Jay putain… » Le simple fait de parler de leur père finit de faire céder les dernières barrières que le jeune homme s’était mentalement érigé afin de garde son sang-froid. Il jeta les preuves sur le lit et déboula dans le couloir, à la suite de son cadet, pour lui tomber dessus en bas des escaliers, le plaquant au sol sans ménagement. «
Espèce de petit enfoiré de merde, égoïste, abruti, attardé! Assit sur le dos de l’adolescent, Jay entreprit de délasser une chaussure de Murphy pour la lui enlever.
Petit minable de merde! Sac à foutre! Attrapant la godasse dégueulasse par le talon il se mit à envoyer des coups entre les omoplates de son cadet, beuglant comme un porc qu’on égorgeait.
T’es qu’un enfoiré de merde !! D’où tu le sors ce fric ? Arrête de pleurer, fallait pas faire ces conneries si tu voulais pas en chier ! D’où tu sors ce merdier! Qu’est-ce tu fous ? On t’as inscrit au lycée pour que tu bosses, pas pour que tu vendes de la merde à des petits cons pas plus intelligents que toi ! Réponds putain ! Chiale pas ! T’as que ce que tu mérites! » Il était visiblement en rage; il fallait pas être psychologue pour comprendre qu’il transférait à la fois frustration et colère sur son frère, dont les actes lui paraissait assez important pour légitimer sa violence. Il en avait les yeux rouges et le sang qui bourdonnait à ses oreilles l’empêchait d’entendre Ebba, dans les escaliers, qui hurlait et le suppliait d’arrêter; pas parce que Murphy ne méritait pas ça, mais parce qu’ils avaient assez souffert pour la journée. «
Arrête Jay!! Arrête.. J’vais tout t’dire.. Arrête.. » «
Petit con ! Tu sais que papa s’est tué la santé pour nous, pour ta putain de gueule de merdeux avec ses coupes de cheveux à la con ! Tu veux voir ce que ça fait de se tuer le dos pour les autres ?! Tiens, t’aimes ça non? C’pas pour ça que tu fais ces conneries, pour qu’on te corrige ? Abruti de.. » Il envoya un nouveau coup, sur le sommet du crâne de Murphy qui finit par récupérer sa liberté pour se tordre en position foetale et hoqueter, des larmes pleins les yeux et la bouche, un peu de morve aussi, et bafouillant des excuses foireuses. Jetant la chaussure à travers la pièce, il jeta un regard dédaigneux à Ebba qui aidait Murphy à se relever, retournant dans la chambre de son frère pour fouiller, cette fois, toutes les cachettes probables où il avait pu planquer sa merde.
Il en trouva deux quand la porte s’ouvrit.
«
J’ai pas envie.. » «
Et ma main dans ta gueule, elle te fait envie ? » Jay observa l’adolescent assis sur le canapé du salon, une gameboy à la main au volume sonore assez élevé pour qu’on reconnaisse le jeu en question, les pieds sur la table basse. «
Jayden, soit gentil avec ton frère. S’il n’a pas envie de le faire ce n’est pas grave.. » Il avait levé la main pour couper la parole à sa mère, trop laxiste à ses yeux. Depuis la mort de Patrick, le patriarche, c’était un peu Jayden qui avait repris le flambeau et ce même si ce n’était pas le rôle qu’il rêvait de jouer. Ca ne semblait pas non plus convenir à tout le monde; Ebba menaçait régulièrement de claquer la porte s’il venait l’emmerder, sa mère essayait de faire acte d’autorité sans grande réussite, mais au moins Murphy se tenait un peu plus à carreaux.. Quelque fois. «
Va t’occuper d’Ebba m’man, je gère. Toi, tu vas éteindre ce putain de jeu avant que je te l’enfonce dans le cul jusqu’à ce que tu puisses contrôler le jeu par la pensée. M’enfin ça, faudrait déjà que tu sois foutu de te servir de cette putain de cervelle remplie de merde. Il s’était planté devant lui. Qu’il était fier le Jay, à s’imposer en aîné dévoué et intéressé, alors qu’il aurait cent fois préféré rejoindre Liam pour l’emmerder un peu pendant ses révisions.
Je le répèterai qu’une seconde fois, alors regarde bien mes lèvres et ouvre grand tes esgourdes; bouge ton gros cul mou de cette saloperie de canapé avant que je t’en colle une. » Il en revenait pas de ce qu’il voyait; fut un temps où Murphy avait peur de lui, pourtant c’était l’époque où Jay était d’une patience incroyable et même d’une gentillesse à toute épreuve à l’égard de son cadet, mais depuis qu’il lui mettait des claques à chaque réflexion qui lui déplaisait, son frère le craignait moins. C’était déjà extraordinaire si Jay obtenait, pour toute réponse, un majeur levé à son encontre, mais quand il devait faire face à l’ignorance la plus majestueuse du garçon, là il le prenait en plein dans sa fierté. Le con qui avait un jour dit qu’il n’y avait pas pire sentiment que l’ignorance, avait raison. «
J’vois pas à quoi ça sert que je vienne. Nana nous reconnaît une fois sur cinq, chaque fois qu’on y va et qu’elle nous remet faut lui ré-expliquer que papa est mort. Ca sert à rien.. » Il ne finit pas sa phrase, la main de Jay lui passa sous le nez alors qu’il chopait la gameboy pour l’envoyer à travers la pièce. «
T’as si peu d’intérêt pour ta famille, gros con ?!! C’est ta grand-mère, même si elle te remet pas, tu vas bouger ton cul de là et t’habiller parce qu’on va y aller tous ensemble à l’hôpital pour son anniversaire et tu vas sourire sur les photos, parce que crois moi que sinon ça va mal se passer pour ton matricule. Alors que Murphy lui tournait le dos pour monter à l’étage, Jay lui jeta un short qui trainait sur la tronche.
Et fous un pantalon p’tain, j’en ai marre de te voir trainer en slibard toute la journée! » Il profita des quelques minutes de tranquillité qu’il avait dans le salon, s’installant sur le canapé pour fixer l’écran de télé éteint. Au lycée, Liam lui avait déjà répété qu’il fallait qu’il arrête de se complaire dans son rôle de martyr, qu’il prenne des décisions pour s’offrir un avenir qui, à défaut de lui plaire, le satisferait plus que le présent qu’il vivait. Alors, en restant là, tout seul, il déplia le papier qu’il avait froissée et glissé dans sa poche en revenant des cours plus tôt dans la journée. Ca le tentait pas forcément plus que ça, mais au moins il était certain de pouvoir s’éloigner assez de chez lui pour être plus tranquille.
***
«
Je vois pas ce que je viens foutre ici. » Il s’était installé tranquillement dans le fauteuil, les pieds sur la table basse, un magazine de merde dans les mains dont il ne faisait que regarder les images, tant les textes accolés n’avaient rien de très intéressants, portant tous sur le même sujet; les peines de coeur. Ce que les gens pouvaient être cons quand même. «
Le département a pensé que c’était une bonne idée, vue votre récente … crise. » Sans un regard vers son interlocuteur, pouffant en s’intéressant à un cliché de people, Jay haussa les épaules. «
Le département pensait aussi que les chiottes à la turc seraient une idée révolutionnaire. Voyez le résultat. Ca en dit long sur la fiabilité de leurs idées. » Elle le dévisagea un moment avant de lui arracher le magazine qu’il tenait entre ses mains, faussement fasciné d’apprendre que Taylor Swift s’envoyait un nouveau mec, à ce rythme-là elle allait tous se les faire. Il songea qu’il faudrait peut être qu’il écoute un jour une de ses chansons, pour juger si ce qu’elle chanter était aussi pourri que ses goûts en matière d’hommes. «
Bha merde, non! J’ai pas fini de lire, attendez votre tour. » «
Jayden, votre partenaire s’est fait tirer dessus, sous vos yeux. Ca ne vous fait rien ? » La première fois qu’il avait vu Maloney, il s’était dis que c’était surement un vieux croulant, tout juste bon à nettoyer le pavé des rues avant la retraite, mais il lui avait pris pas mal de choses, ce qui le faisait remonter dans son estime, fallait l’admettre. L’accord tacite qu’ils avaient passé lors de leur premier tête à tête dans la voiture avait mis en route un fonctionnement stable, à défaut de parfait, qui leur suffisait; Jay éviter de jurer à chaque stop et Maloney ne l’emmerdait pas avec des photos de ses petits enfants. Il l’appréciait, mais il ne l’aimait pas pour autant. Rare étaient les gens qui trouvaient bonne critique aux yeux de l’écossais, parce qu’ils les considéraient tous d’emblée comme des emmerdeurs pathologiques; c’était à eux, avec le temps, de lui prouver le contraire et ils étaient peu nombreux à réussir l’épreuve. «
Il s’est pris la balle dans le cul, ça va quand même. Comme quoi toutes les tartes et autres pâtisseries qu’il s’est envoyé en quarante ans de carrière, ça lui a sauvé les miches. Au sens littéral comme au sens figuré. » Visiblement ce n’était pas le premier policier récalcitrant auquel elle avait à faire, mais Jay était peut être le premier à être aussi franc et moqueur surement. Le pire ? C’était qu’elle saisissait finalement qu’il n’usait pas de blagues douteuses pour cacher un traumatisme; il se moquait ouvertement de la blessure de son partenaire. «
Vous avez quand même mis la tête du suspect dans la cuvette! Ca a bien du vous faire quelque chose. » «
Ca se voit que vous êtes pas flic. C’est une question d’honneur c’est tout. Puis qui vous dis que je voulais pas simplement avoir un témoin pour prouver que les chiottes turcs c’étaient pas l’idée du siècle ? Vous y avez pensé ? Il se pencha en avant.
Ecoutez. Vous êtes mignonne alors j’ai pas envie de vous déballez mon sac en entier pour que vous me preniez pour un enfoiré avant même que j’ai eu le temps de vous inviter à boire un verre. La vérité c’est que je tente pas de vous amadouer en jouant les mecs ultra costaud qui ont aucun traumatisme. J’ai mes casseroles, elles sont bien rangées dans un tiroir, que j’rouvre en temps voulu. Là, en ce moment, j’ai pas envie et j’en ai pas besoin. Mon coéquipier va bien, il va toucher une prime juste avant de partir en retraite ce qui est plutôt bien et moi j’vais changer d’équipier. Alors pourquoi vous écririez pas sur votre calepin pile ce que vous avez envie que je vous dise et on ensuite on sort d’ici et après ma journée je vous invite à boire un coup et je vous raconte en détail comment j’ai réussi à foutre la gueule du mec au fond du trou du chiotte turc, parce que c’était pas gagné d’avance croyez moi. »
«
Tu lui as pas dis ça quand même ?! » Liam semblait partagé entre le fou rire et la stupeur un peu paralysante. Depuis qu’ils s’étaient retrouvés à Dublin, Liam en fac et Jay en policier, ils s’octroyaient le vendredi soir pour décompresser au bar, même si cela ne se produisait qu’une fois toutes les deux semaines. «
Si. Je dois la retrouver demain soir. Bon alors, tu foutais quoi vendredi dernier, que tu m’as posé un râteau. » Et il comprit d’emblée. A son sourire, son regard un peu fuyant et ses mains agrippées au verre; Liam s’était fait pincé.. Par une gonzesse. Merde. Jay qui croyait avoir trouvé un pote comme lui, sans attache. C’était peut être pas le bon. «
Bon allez, je veux bien t’écouter mais si tu commences par il était une fois, c’est ma main dans ta gueule et je me barre, ok ? » «
J’ai rencontré une fille au bar la semaine dernière. J’l’ai invité à boire un coup en lui disant de me raconter ce qui allait pas, je l’ai joué charmant et.. » Jay le dévisageait d’un air sceptique, son verre au bord de ses lèvres, un sourcil relevé. «
C’est elle qui t’a aguiché c’est ça. » «
C’est elle qui m’a aguiché. » La confession de son ami le fit sourire un peu, allez savoir si c’était un don naturel ou seulement quelque chose d’acquis depuis qu’il bossait à la police, mais c’était si facile de voir quand quelqu’un mentait; à tel point qu’il pouvait plus se permettre de regarder une série policière sans gonfler tout le monde. Soit il trouvait l’assassin parce que l’acteur jouait aussi bien qu’un manche à balai dans un placard, soit parce que le scénario était aussi bien ficelé qu’une tresse sans élastique pour tenir le tout. «
Elle s’appelle Aarya. » et il gonfla effectivement Jay tout le reste de la soirée, et pendant cinq ans à lui raconter comment c’était de sortir avec une fille pareille. Déjà que sa propre vie sentimentale le gonflait, alors celle des autres.
***
Antonio était un con. Pas un connard comme Jay, juste un abruti fini. En rentrant à Wicklow, après six ans de service à Dublin, on lui avait donné un nouvel équipier et quand il avait vu ce mec entrer dans la voiture à côté de lui la première fois, Jay était certain d’une chose; il n’aimerait pas ce type. Il parlait trop, tout le temps, pour rien dire et en plus il n’était pas intéressant. La seule chose qui pouvait un tant soit peu intéresser Jay chez lui, c’était sa soeur et encore, il avait vite découvert qu’elle était aussi intéressante que lui; autant dire qu’une moule l’aurait plus divertit que ces deux crétins. L’ennui c’était que non seulement il ne s’était pas trompé sur ses sentiments envers son collègue, mais en plus il avait sous-estimé sa capacité à faire le con, au risque de mettre en danger la vie d’un autre type. Pas qu’il s’intéressait généralement aux autres, c’était à peine s’il connaissait le nom de son capitaine, mais il y avait deux choses que Jay détestait dans le boulot; qu’on change la musique du poste de radio quand c’était lui qui l’avait préalablement choisis et qu’on risque la peau d’un autre policier, sous ses yeux en plus. Ce fut de cette manière qu’il s’intéressa enfin à Hamilton, une recrue qu’il avait vu débarquer à Wicklow quelques années après qu’il ait lui-même été transféré là-bas. Il payait pas de mines et sans doute que si Antonio n’avait pas joué au con, Jay ne se serait jamais intéressé à l’écossais. Il avait fallu une mission, une routine pour les plus habitués du poste, pour que la donne change; Jay avait sauvé les fesses d’Hamilton, bizuté par Antonio. Dis comme ça ça sonnait innocent, pas qu’on visualisait les flingues de l’autre côté, braqués sur leurs gueules, prêts à décaniller le premier con qui sortirait de sa cachette. Ils avaient failli y passer, aussi bien Brett que Jay. Et rien que pour ça, Antonio se prit la raclée de sa vie une fois de retour au poste, non sans en mettre une aussi à Hamilton pour s’être fait avoir si facilement et même s’il l’avait menacé de le faire renvoyer la prochaine fois qu’il serait assez con pour gober les conneries d’un autre.. Jay n’en fit rien et pour cause; il fit en sorte de se le voir assigné comme nouveau coéquipier, histoire d’être sûr qu’il n’y aurait plus problème.
Depuis Maloney, à Dublin, il s’était persuadé qu’il ne retrouverait jamais un partenaire avec lequel il y aurait une entente aussi stable, à défaut de parfaite, sentiment qui s’était renforcé en voyant les débiles qui passaient par sa voiture de fonction avant lui. Ce type payait pas de mines et surement que si Antonio n’avait pas joué avec lui, Jay ne s’y serait jamais intéressé plus que ça, mais ce mec-là lui plu. Il ne l’emmerdait pas en lui parlant de sa vie à chaque flottement dans la journée, il n’essayait pas de lui tirer les vers du nez sur les rumeurs qui courraient sur son compte et, en plus, il ne changeait pas la fréquence de la radio que Jay choisissait toujours. Jusqu’à L’enquête. Ca devait être la routine pour la plupart, même s’il s’agissait d’un réseau pédophile et, c’était triste à dire, mais Jay avait vu pire. Il lui en avait fallu du temps et pour que l’enquête avance et pour qu’il comprenne à quel point Brett était proche de ça; pour cause, c’était une ancienne victime.
Jusqu’ici Jay n’avait jamais remis sa propre intégrité en question, pourtant quand il avait suivi Brett pour le trouver nez à nez avec le suspect que tous les flics recherchaient, il avait hésité pendant un moment. «
S’il faut, je te couvrirai. » Et par ces mots il avait compris qu’il avait scellé une sorte de pacte; c’était personnel, il le savait et parce qu’il en était conscient, Jay ne se voulait pas juge des actes de Brett, seulement complice. Peut être aussi qu’il espérait que le jour où lui-même aurait envie de descendre son propre frère, Brett l’aiderait. Allez savoir.
***
Y a deux choses que Jayden détestait le plus au monde, de manière générale, et c’était pas énorme au vu de toutes les merdes qu’il pouvait balancer à longueur de temps, mais apparemment c’était ces petits détails qui pouvaient le rendre bien plus agaçant que dans ses bons jours. La première c’était qu’il fallait pas lui parler de Twilight, parce qu’il pouvait vite devenir gonflant et franchement méchant - en sautant le fait qu’il avait quand même écris une lettre d’injures à l’auteur des romans -, que c’était un ramassis d’aberrations et qu’en plus ça virait franchement gay. Pas qu’il était un professionnel des vampires et autres créatures qu’Anne Rice aurait préféré faire disparaître que voir ridiculiser par une vague de fans en culotte en dentelles, mais y avait des limites à pas dépasser. La seconde c’était qu’il ne fallait, sous aucun prétexte, le réveiller à cinq heures du matin quand il était rentré chez lui à trois heures après une tournée de presque quarante-deux heures non-stop, plus parce qu’il faisait des heures supplémentaires pour veiller à ce que son cadet fasse pas trop de conneries, que pour dépenser l’argent du contribuable qui finirait, de toute manière, sur son compte en banque pour bons et loyaux services. Alors quand la sonnerie dégueulasse de son téléphone portable de merde se mit à retentir dans sa chambre, il colla ses oreillers sur sa tête, dans l’espoir futile de se rendormir ou de mourir étouffé, puis fini par se tourner sur le côté pour glisser un bras hors de la couette et attraper l’enfant de salop qui continuait de beugler «
Wake me up before you go go » en essayant de le faire sortir de ses gonds. «
Putain qu’est-ce tu veux? » Que ce fut son capitaine ou un officier lambda, voir même Brett, l’intonation de la voix aurait été la même de toute manière. «
Garda Butterfield ? Ici Garda Monroe.. C’est à propos de votre frère.. On l’a chopé avec trente grammes de poudre sur lui. » Au début, quand les appels commençaient et se faisaient quand même rares - enfin rare était un bien grand mot -, Jay se serait levé du lit pour accourir en cellule et le sortir de là, lui mettre une bonne correction et attendre trois mois avant qu’il récidive. Là, ça faisait maintenant plus de dix ans qu’il enchainait les conneries et Jay voulait juste essayer de passer une nuit quasi-complète, à défaut d’entièrement complète. «
Alors j’vais vous dire ce que vous allez faire, z’avez un papier ? Notez. Vous allez l’emmener en salle d’interrogatoire, lui faire poser son pantalon et son t-shirt, l’asseoir sur la chaise et le mentor à la table. Vous verrouillez ensuite la salle, vous interdisez quiconque d’y entrer et je m’en occupe quand je prends mon service. » Silence de mort à l’autre bout, apparemment le type était pas trop sûr que Jay était sérieux. «
Pardon? » «
Quoi ? Vous êtes complètement con ou vous êtes sourd ? Peut être que vous savez pas écrire. J’viens de vous dire quoi faire, j’m’en occuperais en prenant mon service. Ca lui laissera le temps de réfléchir et surtout de reprendre ses esprits. Par contre je vous préviens, c’est lui qui se désape, je vous déconseille de toucher ses fringues, il a tendance à laisser des traces de pneus au fond de ses calbars, qui puent. » Il n’attendit pas une réponse et raccrocha avec brusquerie, replongeant le nez dans le coussin pour se rendormir. Peine perdue, à la minute où il avait entendu qu’il s’agissait encore de son frère, son esprit s’embrouilla dans une sorte de mélange entre culpabilité et colère, un vieux mixe dégueulasse d’auto-flagellation qui puait la prise de conscience fraternelle. Typiquement le truc qu’il détestait le plus.
Il entendait déjà la voix de sa mère, grimpant dans les aiguës à en faire péter les verres en cristal, lui souligner qu’il était du même sang et qu’il fallait donc qu’il agisse. Pourquoi c’était pas à sa soeur qu’on demandait de s’en occuper, merde ? Non, de toute façon, il aurait refusé qu’elle s’en mêle, il avait déjà bien du mal à lui pardonner sa connerie du bordel, si en plus il la faisait tremper dans les affaires de Murphy, il s’en remettrait pas. Finalement c’était peut être pas qu’à Murph’ qu’il aurait du coller des tartes, s’il avait brisé dès son plus jeune âge sa naïveté et son innocence, Ebba en serait peut être sorti plus forte, plus grandie. Conneries paternalistes à la con.. Paternaliste, mon cul, y avait pas moins paternel que Jay, déjà qu’il avait grandement merdé côté fraternité.
«
T’as fait quoi encore? » Son café à emporté à la main, sa chemise pas forcément bien rangée dans son froc, Jay était visiblement pas d’humeur à supporter longtemps les défenses nulles de son frère. La seule chose qui lui remontait le moral c’était de le trouver en slip dans la salle d’interrogatoire et menotté à la table. Un dossier, posé sur le bureau à son attention, attira son regard et il finit par prendre place sur la chaise face à Murphy, pour détailler la fiche et plus il lisait et plus son regard s’agrandissait. «
C’est une putain de blague. » Ca faisait des semaines que l’équipe planchait sur une affaire de braquage où le propriétaire s’était pris une balle, le laissant dans le coma jusqu’à la veille, sans que ça aide les agents à obtenir une identification sérieuse des suspects. Pourtant son instinct lui avait soufflé un truc qu’il avait nié, jusqu’à ce que le rapport lui confirme ses craintes; Murphy, après le deal et la consommation, était passé braqueur. Une promotion dont Jay se serait bien passé. «
J’peux t’expliquer Jay.. j’devais du blé à des mecs, j’ai pas eu le choix.. » «
L’ennui tu vois, gros con, c’est qu’on a toujours le choix. Par exemple, là, j’aurais le choix entre te faire passer un accord pour que tu balances les noms de tes complices et écoper de seulement quelques heures de travail d’intérêt général .. Mais tu vois.. J’vais prendre la seconde option. » «
Laquelle? » Il semblait coincé entre l’expectative et l’excitation, soit entre l’euphorie d’imaginer que Jay allait le libérer ou la crainte de se prendre une branlée. Posant son café brûlant sur le bord de la table, que Murphy surveilla de peur de se le prendre sur les cuisses, Jay croisa les bras. «
Tu vas me balancer le noms de tes complices, mais tu vas quand même aller te geler le cul sur les couchettes de prison. J’me dis que les baffes ça a pas fonctionné, le fait que m’man te couve ça a pas marché, qu’Ebba te pardonne non plus.. Du coup j’vois que ça. » «
Non non attends, on peut s’arranger j’suis sûr.. P’tain Jay, j’suis ton frère, tu peux pas m’faire ça! » «
Il est la le problème mon gros. J’suis aussi ton frère et j’dois te gérer. C’pas mon rôle, j’suis pas ton père, j’ai jamais voulu l’être. Puis tu m’fais chier aussi, non seulement tu t’habilles vraiment comme une merde mais en plus tu te comportes comme tel. Alors peut être que ça permet à m’man de continuer à te couver comme un gros bébé mais moi j’en ai marre. J’ai autre chose à foutre que passer derrière tes conneries, du coup, demain, tu seras transféré à Wicklow Goal mais avant tu vas prendre ce stylo et, de ta plus belle écriture, tu vas m’écrire les noms de tes copains.. Sinon crois moi que je vais te les faire cracher et que tu vas y entrer en fauteuil roulant dans cette putain de prison! » Il poussa la feuille et le stylo vers Murphy, se frottant l’arcade pour bien montrer qu’il fallait pas qu’il le cherche, au risque de le trouver.
***
«
Tu passes moins de temps devant la glace non? » «
Pourquoi? » «
Tu deviens chauve. » L’autre type écarquilla les yeux pour plaquer ses mains sur son crâne alors que Jay quittait le poste en riant à gorge déployé, avant de se fermer comme une huître en voyant sa mère l’attendre sur le trottoir. Fait étrange, elle n’avait pas envoyé Ebba à sa place, porter le message comme elle le faisait d’ordinaire, parce que depuis que Jay avait envoyé Murphy en prison, il était devenu l’ennemi publique numéro un. Il avait été regardé les cahiers de visite; le nom de Milena Butterfield apparaissait sur les registres chaque semaine. C’était peut être pour ça qu’il refusait de se marier et d’avoir des gosses, d’un ce n’était pas son plan de vie, de deux il était certain que son mode d’éducation ne serait jamais au goût de l’autre et que fatalement ça finirait en eau de boudin. Il en avait déjà chié pour tenté d’éduquer son cadet, il avait clairement pas envie de réitérer l’expérience avec son propre marmot. «
J’te le dis tout de suite, si t’as une arme sur toi, t’en sers pas.. On est devant le poste ça risquerait de finir en règlement de compte digne d’un John Wayne. » «
Je ne suis pas là pour rire Jayden. Tiens. » C’était un flyer qu’il avait vu distribué dans les rues depuis quelques jours, une idée du maire apparemment; la réinsertion. Jay était clairement sceptique, mais pas assez idiot pour ne pas comprendre ce que sa mère s’apprêtait à lui dire; elle voulait que Murphy en fasse parti et, la connaissant, elle irait surement faire n’importe quoi pour que ça se fasse. «
Un an et demi ça me paraît déjà assez long pour une correction. C’est bien ça que tu voulais faire, le corriger. » Putain.. Qu’il aurait adoré l’aimer moins, à cet instant précis, pour l’envoyer se faire foutre et lui tourner le dos. Sa propre mère avait fait un choix et bizarrement, Jay n’en était pas plus vexé que ça; à croire qu’il avait toujours su que son second fils était son favoris. «
Si y a que ça à faire pour que je puisse revenir au moins manger le dessert à Noël sans risquer de me prendre un chausson dans la gueule.. J’espère quand même que tu te rends comptes que tu l’aides pas, que ça l’aidera jamais ce que tu fais et qu’il va t’avoir à l’usure. En tout cas, s’il est responsable de ta mort, compte pas sur moi pour venir chialer sur ta tombe, j’t’aurais prévenu. » «
C’est encore moi la mère dans cette famille. Alors tu feras ce que je te dis. Il mérite une seconde chance. » «
Et puis une troisième, puis une quatrième.. Un cinquantième. P’tain mais ouvre les yeux, tu l’fais exprès ou ton veuvage t’a rendu complètement conne. » Il l’avait pas forcément vu venir celle-là, mais il dut admettre qu’il l’avait mérité. La main de sa mère lui siffla à l’oreille alors qu’elle s’abattait sur sa joue, laissant une marque rougeâtre, qu’il ignora volontairement par pure fierté. Ca le gênait pas que c’était ses aventures d’un soir ou de quelques jours qui venaient lui botter le cul devant le poste, mais se prendre une baffe de sa mère quand on avait la trentaine passée et qu’on représentait la loi.. C’était pas glorieux. «
C’bon j’ai compris, j’vais voir ce que je peux faire. Mais p’tain.. après ça, me d’mande plus rien. Jamais. Et envoie plus Ebba pour me transmettre tes messages, si tu veux m’voir t’as qu’à prendre ton courage à deux mains, fous lui la paix un peu. » Il la laissa planté là, trop fier pour s’apitoyer deux secondes sur son sort de mère incomprise; pour le peu qu’elle s’épanchait sur son sort à lui. Téléphone en main, il patienta jusqu’à entendre la voix d’Aarya à l’autre bout du fil, «
Ary’, j’ai un service à te demander, mais t’es pas obligée de dire oui. J’peux passer chez toi ? J’y suis dans dix minutes. Ca marche. » Et encore une fois il devait se la jouer héros de l’ombre, foutu scénario de merde. S’il trouvait le mec qui avait décidé du rôle qu’il avait à tenir, il irait bien lui en coller une ou deux dans la gueule.